1       Adoption et enfance

Nous sommes parents de deux enfants adoptés en Pologne, une fille et un garçon. Notre ainée a eu un développement normal, et est entrée dans le monde professionnel à 23 ans avec un diplôme Bac+3.

Le cadet est né en 1991. Nous l’avons adopté à l’âge de 2 ans et demi. C’était un enfant calme (les Polonais disaient « atone »), chétif et malingre, diagnostiqué intolérant au gluten. A son arrivée en France en janvier 1994, son comportement change très vite : il se transforme en enfant hyper-actif, pleureur et coléreux.


Dès son entrée à la maternelle, les problèmes commencent : « ne suit pas la consigne », « dissipé », «  ne travaille pas »,« perturbe la classe », « perd ses affaires » seront les appréciations les plus courantes et qui le suivront tout au long de sa scolarité chaotique. Il ira voir une orthophoniste, différents psychologues qui s’attacheront à sa « problématique » d’enfant abandonné/adopté, mais sans suite : à chaque fois, après 2 ou 3 rendez-vous, il refuse de continuer. Il est très coléreux et nous fait des « scènes » où revient très souvent le fait que nous ne sommes pas ses parents. Quand il est mécontent de ses dessins ou de son jeu de construction, il entre dans des crises de rage et de désespoir terribles. C’est à l’occasion d’une de ces crises, à 5 ans, qu’il m’a dit vouloir se jeter à la poubelle. Je ne l’ai jamais oublié… Aujourd’hui encore ce souvenir me fait mal.

Après deux redoublements en 6ème et en 5ème, il quitte l’enseignement général pour une Maison Familiale Rurale, orientée métiers de l’environnement. Il y passe deux ans en pensionnat, s’y comporte relativement bien, mais il est toujours le dernier de la classe et échoue au brevet des collèges : les professeurs nous conseillent de le faire poursuivre en CAP, « car il n’est pas fait pour la théorie ».

2       Adolescence et fugues

Nous orientons notre fils en CAP de taille de pierre, avec son accord. A 17 ans, il effectue une première année correcte dans un LEP à Miramas. Mais dans cette ville trop proche des quartiers Nord de Marseille, des camarades cherchent à l’embrigader au Front National (il résiste), d’autres vers le mouvement punk, tendance anarchiste : il se laisse séduire.

La vie familiale est de plus en plus infernale. Adolescence, plus difficultés scolaires, font que notre fils est en révolte contre tout : école, société, famille, il cherche l’affrontement et nos limites. Nous avons beaucoup de mal à résister psychologiquement. A bout de résistance mentale, moi sa mère, je  trouve enfin un soutien auprès d’une analyste qui me permet de ne pas couper la communication.

Septembre 2009 : la deuxième année démarre très mal, avec de nouveaux professeurs moins compréhensifs pour un jeune marginal. Il commence à fuguer, et nous trouvons une solution avec le lycée: nous le mettons en stage longue durée chez une jeune sculptrice, qui le loge également. Le problème est qu’elle est elle-même jeune artisan, et n’a pas les moyens de l’occuper à plein temps. Il revient au bout de deux mois à la maison, et n’y fait pas grand-chose.

En mars 2010, il quitte la maison une première fois, et se laisse convaincre de revenir au bout de deux semaines. Mais il a acquis l’impression que le travail ne sert à rien, et que la vie de SDF n’est pas si difficile : il en fait l’apologie.

Le clash a lieu fin avril : suite à une ultime dispute, il se sent rejeté et part pour de bon, avec 100 € en poche. Nous sommes désespérés : qu’avons-nous donc fait ou raté pour en arriver là ?

Six semaines plus tard, son père le retrouve dans la rue, à 400 km du domicile familial.

Il était temps, car la spirale infernale était enclenchée :

Alcoolisme : C’est le service des urgences de l’hôpital qui l’a localisé : il a été récupéré en coma éthylique dans la rue. En plus de ces crises d’alcoolisation aigue, comme tous les SDFs de son groupe, il picolait à la bière tous les jours. Il a quand même l’idée d’éviter la drogue.

Délinquance : en six semaines, il avait déjà commis deux infractions, dont une qui lui avait valu un « rappel à la loi », et avait été impliqué dans une bagarre de SDF à la gare. A chaque fois, il n’était que suiveur, et s’en était bien tiré. Mais à ce train-là, il aurait tôt ou tard fait de la prison, avec toutes les conséquences : casier judiciaire, rencontre de vrais délinquants…

Notons des points positifs : il s’est débrouillé pour avoir toujours le vivre (en squat) et le couvert (soupe populaire, etc…), et a fait preuve d’une « capacité d’autonomie » inconnue jusqu’alors.

3       Le Canada et la découverte du SAF

Nous l’avons ramené à la maison, mais vers où l’orienter ?

Désemparés, nous envisageons même des communautés anarchistes présentes en Haute Provence….

Nous nous rappelons aussi que sa tante a déjà proposé de l’accueillir chez elle. Elle vit dans les montagnes en Colombie Britannique, avec son compagnon, forestier, et son fils de 5 ans. Il n’est pas difficile de convaincre notre fils de partir, car le Canada est une destination prestigieuse. Il y part pour les 6 mois d’hiver avec un visa de touriste. Une fois sur place, il vit la vie des ruraux: corvée de bois, de déneigement, travaux de bâtiment. Point positif :il n’y a aucune ville à l’horizon pour aller y squatter. Sa tante, elle-même juste financièrement, lui redonne le sens des valeurs.

Mais surtout, une psychologue scolaire remarque le visage particulier de notre fils : lèvre supérieure presque inexistante, pas de sillon entre le nez et les lèvres, yeux très écartés…Et 3 lettres sont prononcées : S.A.F., Syndrome d’Alcoolisation Fœtale. Ma belle-soeur nous alerte, nous sensibilise à l’importance du syndrome et nous propose de le faire diagnostiquer sur place, car c’est la partie du monde où le syndrome a été le plus étudié. Dès novembre, tout s’éclaire, grâce à des biblios sur Internet, nous comprenons que le SAF explique le gros de ses problèmes. Nous faisons faire les examens à Vancouver en mars 2011, par le Dr Asante, autorité reconnue du SAF, aidé d’un psychologue francophone. Le diagnostic est sans appel : SAF complet.

Pour nous comme pour lui, ce diagnostic est un coup de massue : handicap à vie, besoin de tutelle à prévoir,… il a beaucoup de mal à accepter la réalité. Heureusement, sa tante sait trouver les mots qui calment et rassurent. En même temps, le conflit avec nous baisse brutalement : Son père s’excuse au téléphone pour toutes les disputes inutiles pendant son enfance, où nous avions exigé de lui des choses qui étaient hors de sa portée …Nous pouvons enfin nous parler…

En fin de séjour, il réussit bien comme assistant dans une friperie locale, et revient en France avec l’idée de travailler : il veut devenir tatoueur. Quel changement !

Quant à nous, nous faisons venir beaucoup de documentation canadienne, surtout sur le suivi des adultes SAF, mais n’y trouvons pas de solution miracle.

 

4       La remontée

De retour en France en 2011, il a une idée de projet professionnel, et démarre un CAP de coiffure en école privée. Pendant deux ans, il vit à nouveau à la maison. Nous essayons d’appliquer les recommandations pour les personnes SAF, une somme de petites choses, faute de recette miracle:

  • ne plus se battre sur certains sujets : éteindre les lumières, venir dîner à l’heure…;
  • l’aider à se réveiller à l’heure, à ranger ses documents ;
  • assurer une discipline stricte: contrôle d’horaire pour accès Internet ;
  • malgré sa réticence à être vu comme handicapé, parler à ses professeurs de ses problèmes spécifiques.

Il fume toujours, mais ne boit presque plus. Il se dit même dégoûté de certains alcools forts.

Il parle de ce qu’il apprend d’intéressant à l’école : il ne l’avait jamais fait avant.

Pour les deux « CAP blancs » durant l’année scolaire, les notes sont mauvaises, et nous sommes inquiets, au point d’envisager sérieusement un nouvel échec scolaire. Pour l’aider, nous obtenons une formule de « tiers temps » aux examens: cela le rassure, car il était toujours en retard aux épreuves pratiques.

Notre fils affirme qu’il travaille, et qu’il est conscient de l’importance de réussir. Comme il coiffe ses amis et parents, l’entourage peut confirmer que sa technique est correcte, et que son rythme est lent mais s’améliore.

5       Du diplôme au marché du travail

Quand les examens arrivent, nous surveillons particulièrement qu’il se couche tôt et soit en forme… Et le miracle se produit : il réussit son CAP, avec des notes très bonnes aux épreuves pratiques, et très correctes ailleurs. Même en maths, il a la moyenne ! J’en ai pleuré de joie…

En parallèle, nous avons demandé et obtenu pour lui le statut de travailleur handicapé.

Dès la fin des examens, il part en Bretagne retrouver une amie rencontrée quelques mois plus tôt. En septembre, nous lui trouvons un logement, à partir duquel il cherche du travail. Il reste deux ans en Bretagne, se fait des amis et tente d’être autonome. Vivant seul, avec une jolie chienne bouledogue, il a trouvé des stratégies qui l’aident dans sa vie quotidienne :

–       Quand il va faire les courses, il additionne tous ses achats au fur et à mesure et s’arrête lorsque la somme dévolue à l’alimentation est atteinte. Pas de risque de dépenser trop !

–       La présence de la chienne lui rappelle qu’il faut se lever le matin, qu’il faut sortir les poubelles régulièrement et qu’il ne faut rien laisser de comestible à sa portée… même pas le paquet de tabac

Mais il lui est difficile d’organiser seul, malgré notre aide téléphonique, les contacts avec les différents organismes d’aide: Mission Locale, Maison de l’Autonomie, Pôle Emploi. Il démarre deux formations mais échoue dans le respect des horaires ou des consignes de présentation. Au bout de deux ans, il nous propose lui-même de revenir à proximité de chez nous.

Malgré cet échec relatif, il est passé en juste trois ans d’ado en révolte totale contre ses parents et la société, à un jeune qui a fait ses preuves dans plusieurs domaines, qui accepte et sollicite l’aide familiale quand il a des difficultés, et qui souhaite s’insérer dans cette même société : une métamorphose, entièrement due à la prise de conscience …

Depuis novembre 2015, il habite à proximité de chez nous et nous nous voyons toutes les semaines. Nous lui avons permis de démarrer plusieurs activités (jardinage, maçonnerie) et nous lui avons obtenu un stage de découverte d’un mois en ESAT. Il y faisait du montage et conditionnement de pièces pour l’industrie (aéronautique et machinisme agricole). Il y a très bien réussi et s’est vu offrir une proposition d’embauche, dont la mise en place est en cours. Une fois de plus, la différence est spectaculaire entre une autonomie totale (dont il n’est pas capable à l’heure actuelle) et l’aide ponctuelle et ciblée d’un deuxième cerveau qui lui permet de réussir.

6 Conclusion

Il est évident que c’est une erreur de ne pas révéler l’origine de ses troubles à une personne qui a souffert d’alcoolisation foetale. Si cette personne et son entourage sont au courant (et accompagnés par des professionnels), il est quasi certain qu’ils auront des réactions plus appropriées, et que cette personne reprendra confiance en elle. On sortira ainsi du terrible enchaînement des « handicaps secondaires » du SAF, quasi-inévitables sans diagnostics : échec scolaire, exclusion sociale, dépression, alcoolisme, délinquance, … pour ne parler que de ce qui s’est réellement produit pour notre fils!

Mais la méconnaissance des troubles causés par l’alcoolisation foetale par les services sociaux français est un problème : par ignorance, ils mettent en doute notre parole quant à l’importance des troubles. Le plus déroutant pour eux est le fossé existant entre les paroles et les actes : notre fils est capable de bien s’exprimer, y compris sur des sujets de société ; de l’extérieur, son handicap est totalement invisible. Il raisonne juste, avec beaucoup de finesse psychologique, mais les actes ne suivent pas les paroles. C’est un point que les travailleurs sociaux ont eu beaucoup de mal à appréhender. Quand nous leur demandions de travailler en partenariat avec nous pour un meilleur résultat, ils nous évincaient parfois en mettant en avant sa majorité.

Une vie professionnelle est donc envisageable, mais avec un soutien proche. Il faut viser des métiers simples, avec une routine répétitive et éviter le stress de l’inconnu.

Trois comportements clés d’un adulte sont  problématiques :

–       Gérer des horaires: depuis qu’il vit seul, cela s’est amélioré, mais une surveillance étroite reste nécessaire.

–       Gérer son budget: La gestion de son compte bancaire ne l’intéresse absolument pas : il nous en laisse le soin.

–       Passer son permis de conduire: notre fils a un BSR et ne conduit qu’un scooter. L’ESAT lui offrira la possibilité de tenter de passer son permis de conduire.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Il semble être sur une pente enfin ascendante qui nous autorise à un peu plus d’optimisme!